Au VIe siècle la désintégration de l’Empire Romain est achevée : plus d’État, plus de grandes villes. C’est le retour à la terre, contraint et forcé, la naissance de la paysannerie européenne. On change d’échelle. La grande agriculture commerciale romaine disparaît. Ces premiers paysans, libérés du poids de l’État, de l’impôt et de l’obligation de nourrir les grandes villes de l’Empire, ne produisent plus qu’à la mesure de leurs besoins. Les communautés paysannes sont alors plus libres que jamais. Cet « âge d’or » prend fin au du VIIIe siècle. Les nouvelles élites guerrières imposent le retour de la domination, des taxes, l’invention des corvées et du servage. L’Église participe à la reconquête, en traquant les anciens cultes ruraux. Païen et paysan ont la même racine : paganus, l’homme du pays.
Vers l’an mille la croissance reprend en Europe. C’est le produit du travail des paysans qui sont encore plus exploités, encore plus méprisés, surtout par les habitants des villes qui font leur grand retour. L’essor de l’agriculture commerciale repose sur les céréales, principale source de profit des dominants. Pour conquérir de nouvelles terres à blé on assèche les berges du Pô et les côtes de la mer du Nord. La destruction de ces zones humides bouleverse l’économie paysanne et provoque des inondations catastrophiques dont les effets se font sentir encore aujourd’hui. Au XIVe siècle la famine, la guerre et la peste mettent fin à la croissance. Commence l’ère des grandes révoltes anti féodales aux accents mystiques et égalitaires. De la Jacquerie française de 1358 à la Guerre des paysans Allemands de 1525, toutes sont noyées dans le sang.
Les paysans ne doivent pas savoir. S’ils savaient lire ou écrire ils pourraient contester les titres des dominants et l’autorité de l’Église, comme le meunier italien Menocchio, déclaré hérétique et brûlé vif en 1600. Les savoirs paysans sont tout aussi suspects. On traque les paysannes-sorcières, souvent de simples rebouteuses, accusées d’adorer Satan et brulées par milliers. Au seuil des temps modernes, au nom du progrès et de la rentabilité, les dominants lancent l’offensive contre les anciennes solidarités villageoises. L’Angleterre donne l’exemple en privatisant les terres communales. Privant les paysans d’une ressource indispensable elle les condamne à disparaître. La France suit un autre chemin. Restée majoritaire, sa paysannerie joue un rôle majeur et méconnu dans la Révolution qui met fin en 1789 à mille ans de régime féodal.
Au XIXe siècle les paysans d’Europe sont enfin libres. Mais la Révolution industrielle et la modernisation précipitent leur déclin. Désertant les campagnes ils partent en masse pour la ville. Alors que l’Exode Rural s’amplifie, les conservateurs font des paysans l’incarnation de toutes les valeurs traditionnelles. Réputés plus obéissants et durs à la tâche que les ouvriers, ils seront la principale chair à canon de la Première guerre mondiale. Le fascisme et le nazisme portent la mystification à son comble, invoquant un paysan éternel, gardien du sol et du sang. Mais le paysan réel est soumis aux dictats de l’État, des technocrates et des agronomes. Indifférent aux régimes politiques, le rouleau compresseur de l’agriculture industrielle n’a cessé de progresser depuis. Pourtant les paysans sont toujours là, pour faire entendre d’autres voix.