Dans la (déjà) longue histoire d'"Arrêt sur images", nous avons toujours gardé un œil sur la BD. Nous lui avons même consacré un dossier. Mais, à la différence des jeux vidéo ou du cinéma, nous n'avons jamais créé une émission régulière spécifique (personne d'autre non plus, d'ailleurs). C'est une lacune incompréhensible. La BD est un mode de narration majeur pour raconter le monde, son histoire, son devenir, ce qui change, ce qui résiste, l'exploitation, la domination, la charge mentale, la biodiversité, les totalitarismes passés, ceux qui menacent, et tout simplement la vie qui va. Bref, j'arrête l'inventaire, voici le premier numéro de notre rendez-vous, "Sur la planche". J'y recevrai chaque mois un auteur, ou une autrice, à propos de l'ensemble de son œuvre, en tentant le plus possible de varier les genres et les générations. Pas d'enfermement dans une case !
Difficile de trouver plus éloigné de l'oeuvre de Jean-Pierre Gibrat, notre premier invité, que celle d'Aude Picault, dont les albums trônent ""sur la planche"" dans cette deuxième émission. Gibrat nous faisait traverser révolutions, coups d'État, et guerres civiles du siècle dernier. Picault a installé son chevalet dans l'existence chahutée des femmes contemporaines de "MeToo", et des injonctions qu'elles subissent héroïquement. L'injonction à l'encouplement, si possible avec un partenaire relativement acceptable : elle le racontait dans "Idéal Standard" album qui fit sensation en 2017 (Dargaud).
Emma est née deux fois dans la BD française. Une première fois sur son blog en 2017, avec une série titrée ""Fallait demander""". "Fallait demander"" : c'est l'imparable réponse de Monsieur, quand Madame se plaint qu'il ne l'ait pas aidée à sortir le linge du lave-linge, ou la vaisselle du lave-vaisselle (variante 2022, ""Ça se met où ?"" :" "Emma a le génie des titres). Pour la première fois était illustré le concept de "charge mentale". Et pas seulement à la maison. De sa carrière passée d'ingénieure en informatique, Emma a tiré aussi de pertinentes informations sur la charge mentale des femmes au boulot. Cette partie-là est titrée ""Détends-toi" "(oui, toute l'œuvre d'Emma est accessible en ligne gratuitement, ce qui ne l'empêche pas de vendre des albums, comme quoi…).
"Ça ne vous rappelle personne ?", me demande le scénariste David Chauvel. Et tout d'un coup, mais oui, c'est évident. Ce jeune roi à la gueule d'ange, sorti de nulle part dans une monarchie archaïque et brutale, qui assure la main sur le coeur qu'il veut tout changer, et retombe à pieds joints dans les pires archaïsmes : hum hum, on l'a sous les yeux depuis cinq ans, non ? Le scénariste des "5 Terres" (Delcourt) avait-il Macron en tête quand il a donné ces traits angéliques au jeune roi Mederion ? Il assure que non. Le parallèle, assure-t-il, ne s'est imposée qu'en fin d'écriture. On n'est pas obligé de le croire. Cela ne fait que rendre plus fascinants encore les chemins souterrains de l'inspiration.
À quelque chose scandale est bon : l'affaire Bastien Vivès a déclenché, dans le milieu, une réflexion approfondie sur le "male gaze" (le regard masculin) dans la BD. Par la proportion de dessinateurs et scénaristes hommes par rapport aux femmes, par le choix des sujets traités, par la manière d'évoquer la sexualité, par la récurrence et la nature des personnages féminins dans les récits, par la manière de dessiner leur nudité, la BD a-t-elle longtemps été, est-elle encore, la chasse gardée des hommes ?
Et si l'une des BD les plus justes sur l'Occupation allemande était...un album de Spirou ? Ce n'était pas gagné d'avance. Insérer une dimension tragique dans les aventures du petit groom, de son ami Fantasio, et de l'écureuil Spip (manque tout de même le marsupilami) n'était pas chose évidente. Sans doute y fallait-il un véritable spiroumaniaque depuis tout petit, dont le père aurait été un réfugié politique républicain espagnol : c'est exactement le cas d'Émile Bravo, auteur de la série L'espoir malgré tout (Dupuis), notre invité dans cette émission. Greffe réussie : on croirait que Spirou n'a été créé que pour cette série !
La soixantaine approchant, un homme se penche sur sa vie sexuelle. Un homme hétéro. Rien à signaler. Sa sexualité a été plutôt variée, et heureuse. De nombreuses partenaires, des occasionnelles, des durables. Des expériences. Et aussi des faiblesses, des lâchetés, des contradictions, des petites trahisons, un peu de soumission aux injonctions. Bref, rien que l'ordinaire. Ce qui est moins ordinaire, c'est qu'il décide d'en faire le récit public. Et en BD, puisque Jean-Louis Tripp, c'est lui, est dessinateur de BD.
Et les Russes, à propos ? Le peuple russe, dans ses profondeurs. Que pensent-ils de la guerre d'Ukraine ? Sont-ils muselés par leur gouvernement ? Ou bien sont-ils, au fond, consentants à la guerre, voire fiers de se redécouvrir citoyens d'un pays qui compte à nouveau dans l'actualité internationale ? Le pays étant, depuis deux ans, inaccessible aux journalistes étrangers, pourquoi ne pas sonder des voyageurs un peu particuliers, capables d'entrer avec visas de tourisme, et de se promener le nez au vent : des auteurs de BD !
À propos, comment aiment les Israélien·ne·s ? Et les Palestinien·ne·s ? Comment font-ils l'amour ? Même au Proche-Orient, même au cœur d'un territoire en guerre, ravagé par les haines, hommes et femmes se désirent, s'unissent, rompent, et parfois ces amours franchissent les lignes de l'admis et du dicible. Oui, on aime parfois dans "l'autre" camp.
Il y a plusieurs Emmanuel Todd. Le prophète inspiré, le chercheur sagace et péremptoire, le provocateur salutaire, et le bouffon, incapable de résister à une bonne blague. Le problème de Todd, c'est qu'ils se confondent tous, de ses livres à ses interviews, et ne font rien pour se distinguer les uns des autres. D'où malentendus, fureurs, et aussi phénomène de fanzouzes, dont témoignent les tirages de ses livres, malgré les éreintements persistants de la presse dite sérieuse.